IV
LE TRAQUENARD

Un chien aboya quatre fois dans le lointain, puis ce fut de nouveau le silence. Pistolet, épée et dague au ceinturon, le capitaine Alatriste jeta un coup d’œil à la lune qui semblait sur le point de s’embrocher sur la flèche du couvent des adoratrices, puis il regarda d’un côté et de l’autre la petite place de l’Incarnation, plongée dans l’ombre. Pas d’ennemis en vue.

Il ajusta son gilet de peau de buffle et rejeta en arrière le manteau court qui couvrait ses épaules. Comme répondant à un signal, trois silhouettes sombres se glissèrent dans l’obscurité, deux d’un côté de la place, une autre en face. Elles s’approchèrent du mur du couvent où il y avait de la lumière à une fenêtre. Quelques instants plus tard, quelqu’un éteignit, puis ralluma aussitôt.

— C’est elle, murmura Don Francisco de Quevedo.

Il était appuyé contre le mur, tout de noir vêtu avec son chapeau et sa cape. Il n’avait pas avalé une seule goutte de vin malgré la fraîcheur de la nuit afin – avait-il dit – d’avoir la main plus sûre. Dans le noir, je l’entendis tirer son épée de son fourreau et l’y remettre, pour voir si elle glissait bien. Puis il commença à réciter quelques-uns de ses vers dans sa barbe :

« De mes douleurs jamais ne triomphèrent mes nuits, ni apaisèrent mes courroux…»

Je me demandai un instant si Don Francisco disait cela pour apaiser son inquiétude, pour chasser le froid de la nuit ou parce qu’il était véritablement un homme qui n’avait peur de rien, un homme capable de composer des vers aux portes mêmes de l’enfer. Quoi qu’il en soit, le moment était mal trouvé pour apprécier comme il se devait l’inspiration du grand satiriste. J’observai le capitaine, parfaitement immobile sous son chapeau à large bord. L’ombre lui faisait un masque noir. Il resta quelque temps ainsi, tandis que de l’autre côté de la place les trois formes qui avaient traversé quelques instants plus tôt ne bougeaient pas d’un pouce, essayant de se confondre avec l’obscurité. Le chien aboya de nouveau, deux fois seulement, et de la côte des Canos del Ferai descendit en guise de réponse le hennissement étouffé des mules de la voiture qui attendait là-bas. Diego Alatriste se retourna vers moi et je vis ses yeux s’éclaircir au clair de lune.

— Fais bien attention, dit-il en posant la main sur mon épaule.

Je pris une grande respiration et traversai la place comme si je me jetais dans la gueule du loup, sentant fixés sur moi les yeux du capitaine et entendant dans mes oreilles l’hommage que Don Francisco voulut bien improviser pendant que je m’éloignais :

Avec bonheur, il gravit le haut mur de pierre celui qui se fie à sa jeunesse, à sa force.

Mon cœur battait la chamade, comme il l’avait fait le matin même avec Angélica d’Alquézar. Ou plus peut-être. J’avais l’estomac et la gorge noués et dans mes oreilles roulèrent d’étranges tambours quand je passai devant les ombres que formaient Don Vicente de la Cruz et ses fils, collés contre le mur. Leurs armes luisaient au clair de lune.

— Dépêche-toi, petit, murmura le père, impatient.

Sans rien dire, je lui fis un signe de la tête et dirigeai mes pas vers le chasse-roue du coin de la rue. Arrivé là-bas, je me signai à la sauvette, me recommandant à ce même Dieu dont je m’apprêtais à violer l’enceinte sacrée. Puis je montai sans difficulté sur le chasse-roue – j’avais alors l’agilité d’un singe – et, perché sur son étroit sommet, je pus me cramponner et me hisser en haut du mur à la force des bras. Je me mis ensuite à califourchon en essayant de ne pas trop me faire voir dans la clarté qui tombait de la lune. D’un côté se trouvaient la rue et la place, avec les silhouettes silencieuses de mes compagnons plaquées contre le mur. De l’autre s’étendait le sombre jardin des adoratrices dont le silence n’était percé que par le chant strident d’un grillon nocturne. J’attendis que les coups de tambour se fissent moins forts dans ma tête avant de bouger. Et quand je le fis, la breloque avec la chaîne qu’Angélica d’Alquézar m’avait offerte à la fontaine del Acero tinta en sortant de sous mes vêtements. J’avais passé des heures à la regarder. Elle semblait ancienne et portait en son centre des signes gravés, étranges et fascinants.

Je la remis sous ma chemise, contre ma poitrine, espérant que cette amulette m’apporterait la chance dont j’avais bien besoin à présent. Les branches d’un pommier me frôlèrent le visage quand je me penchai vers le jardin et, cramponné au sommet du mur, je me laissai tomber d’une hauteur de six ou sept pieds. Je roulai à terre sans me faire trop de mal, je secouai la poussière qui maculait mes vêtements et, priant Dieu qu’il n’y ait point de chiens en liberté dans le jardin, je m’avançai en longeant le mur jusqu’à la petite porte dont je fis aussitôt coulisser le verrou. J’avais à peine ouvert que Don Vicente de la Cruz et ses fils se coulaient déjà à l’intérieur, le visage dissimulé dans leur cape, l’épée au clair, traversant rapidement le jardin dont la terre meuble amortissait le bruit de leurs pas. Pour ce qui me concernait, l’affaire était dans le sac.

Je m’étais comporté comme un garçon vaillant et je pouvais être fier de moi. Je sortis donc dans la rue et traversai sans traîner la petite place. Le capitaine m’avait donné des consignes rigoureuses : rentrer chez nous par le plus court chemin. Je remontai la côte en suivant le garde-fou, laissant derrière moi le couvent des adoratrices et l’église de l’Incarnation, l’esprit en paix et plein d’orgueil d’avoir si bien rempli ma mission. C’est alors que la tentation vint m’assaillir de rester dans les parages, près de la voiture qui attendait avec les mules, pour voir, ne serait-ce qu’un instant et au clair de lune, la demoiselle sauvée par son père et ses deux frères. Je vacillai un moment entre mes ordres et mon propre désir, sans parvenir à me décider. J’en étais là quand j’entendis le premier coup de feu.

Ils sont au moins dix, calcula Diego Alatriste en dégainant son épée et sa dague. Et il y en avait encore quelques autres dans la cour du couvent. Il en sortait de partout, de toutes les rues et portes cochères. La rue et la petite place brillaient de lames tirées au clair tandis que résonnaient de toutes parts les cris de « Rendez-vous à l’Inquisition ! « et « Ordre du roi ! ». Des coups de feu se firent encore entendre de l’autre côté du mur des adoratrices et une petite troupe apparut en désordre à la porte. On ferraillait ferme. Un moment, Alatriste crut voir la cornette blanche d’une novice dans ce fouillis de lames d’acier, mais il fut bientôt ébloui par deux autres coups de pistolet. Et le moment était venu de penser à sauver sa peau. Le cri de « Rendez-vous à l’Inquisition ! » suffisait à donner la chair de poule à l’homme le mieux trempé et, s’il en avait eu le temps, le capitaine en aurait lui aussi été impressionné. Mais il se battait déjà pour garder la vie sauve et, en pareilles circonstances, argousins ou Inquisition, c’était du pareil au même : la lame séculière égorge aussi bien que celle aspergée d’eau bénite. Il para avec sa dague un coup donné par une ombre qui était apparue dans son dos, venue de nulle part, puis il la fit reculer en frappant des deux mains et en lâchant un juron. Du coin de l’œil, il vit que Don Francisco de Quevedo faisait face à deux autres adversaires. Inutile de crier à la trahison. Mieux valait ménager son souffle pour d’autres tâches plus pressantes. Don Francisco et le capitaine se battaient donc sans desserrer les dents. Quel que fût le responsable, ils étaient tombés dans un piège et il ne leur restait plus qu’à vendre cher leurs boyaux. L’adversaire d’Alatriste le pressait de nouveau. Devinant l’acier ennemi à son reflet, le capitaine assura sa position, para juste à temps un bon revers, avança un pied, puis l’autre, coinça l’épée de son assaillant sous son coude, poussa la pointe de la sienne et entendit le cri de douleur attendu quand l’autre se sentit marqué au visage. Par chance, les familiers de l’Inquisition n’étaient pas des Amadis et la situation était tolérable. Le capitaine recula dans le noir jusqu’à s’adosser contre un mur et, profitant de cet instant de répit, il jeta un coup d’œil à Don Francisco. Fidèle à son adresse proverbiale, boitillant et pestant entre ses dents, celui-ci tenait à distance tous ceux qui le serraient de trop près. Mais il arrivait de plus en plus de gens et bientôt les deux hommes ne suffiraient plus à saigner toute cette racaille. Heureusement, presque tous les assaillants se tenaient à côté du mur des adoratrices où la confusion et les cris allaient en augmentant. Don Vicente de la Cruz et ses fils devaient être bien près de passer de vie à trépas. L’odeur des mèches des arquebuses arriva jusqu’au capitaine.

— Allons-nous-en ! cria-t-il à Don Francisco en essayant de couvrir de sa voix le cliquetis des lames.

— C’est bien ce que j’essaie de faire ! répliqua le poète entre deux coups d’épée. Et depuis un moment déjà !

Il venait de tuer un de ses adversaires et reculait le long du mur, serré de près par l’autre homme. Une nouvelle ombre apparut subitement devant Alatriste, ou peut-être était-ce celle de tout à l’heure qui s’était remise sur ses pieds et revenait de l’enfer pour se venger de son estafilade au visage. Les épées firent des étincelles en s’entrechoquant et en heurtant le mur, puis le capitaine se protégea en levant son bras gauche à hauteur de sa tête et profita de ce que l’autre se remettait en position entre deux attaques pour se précipiter sur lui et lui donner un coup de pied qui le fit trébucher. Il frappa de près, d’abord avec l’épée, puis avec la dague, puis encore une fois avec l’épée. Quand son ennemi voulut se redresser, au moins dix pouces d’acier devaient lui sortir du dos.

— Sainte Vierge ! murmura l’homme dans un grand soupir tandis que le capitaine retirait son épée de sa poitrine.

Puis l’homme blasphéma, invoqua encore la Vierge et tomba à genoux contre le mur. Son épée roula bruyamment à terre, entre ses cuisses.

Quelqu’un s’éloigna en courant de la petite troupe qui se battait devant le couvent. C’est alors que commença l’arquebusade. La rue et la petite place se transformèrent en feu d’artifice. Quelques balles passèrent en sifflant près du capitaine et de Don Francisco. L’une d’elles s’écrasa entre les deux hommes, sur le mur.

— Foutredieu ! dit Quevedo.

Le moment n’était pas aux hendécasyllabes. Et il arrivait encore du monde. Alatriste, trempé de sueur sous son gilet de cuir qui lui avait évité au moins trois bonnes boutonnières cette nuit-là, regarda autour de lui, cherchant le moyen de sortir de cette souricière. Alors qu’il reculait devant une attaque, Don Francisco s’approcha du capitaine et leurs épaules se touchèrent. Le poète était lui aussi décidé à vider les lieux.

— Chacun pour ses couilles ! lança-t-il d’une voix haletante, entre une feinte et une attaque.

Son deuxième adversaire, blessé, se tordait à ses pieds. Mais il était déjà occupé avec un autre et les forces commençaient à lui manquer. C’est alors que le capitaine, en meilleure posture, mit sa dague entre ses dents, sortit de la main gauche le pistolet qu’il avait glissé sous son ceinturon et, à quelques pouces de l’ennemi qui acculait le poète, tira un coup qui lui enleva la moitié de la mâchoire. L’éclair du coup de feu retint un instant ceux qui approchaient et, profitant de ce moment de répit, sans demander son reste, Don Francisco se mit à courir comme un lapin malgré sa mauvaise jambe.

Après avoir retenu un instant ceux qui le poursuivaient, Alatriste suivit son exemple et prit une ruelle qu’il avait repérée à l’avance, comme le font les vieux soldats qui savent préparer leur retraite avant d’aller au combat. Sage précaution si le sort vous est contraire et que vous n’avez plus la santé ou la clarté de jugement pour une opération si nécessaire. La ruelle passait sous une arche, puis aboutissait devant un mur que le fugitif sauta sans difficulté, pour retomber à grand bruit sur un poulailler de l’autre côté, effrayant les volatiles. Quelqu’un alluma et cria par une fenêtre, mais le capitaine était déjà au fond de la cour, avançant à l’aveugle dans l’obscurité sans se faire trop de mal. Après avoir escaladé une clôture, il se retrouva libre et indemne, à part quelques égratignures, mais la bouche plus sèche que les dunes de Nieuport. Il se réfugia dans un coin obscur pour reprendre son souffle et se demanda si Don Francisco de Quevedo était lui aussi sain et sauf. Quand il put entendre autre chose que le bruit de sa propre respiration, il constata que les cris et les coups de feu avaient cessé du côté du couvent des adoratrices. Personne n’irait donner un maravédis pour la peau de Don Vicente de la Cruz et de ses fils, au cas peu probable, pardieu, où l’un d’entre eux serait encore vivant.

Il entendit un bruit de pas pressés, comme ceux d’une troupe de gens en armes, puis vit la lueur de plusieurs lanternes au coin des rues. Ensuite, ce fut à nouveau le silence. Son souffle et sa maîtrise de soi retrouvés, il resta longtemps tapi dans le noir, frissonnant à cause de la sueur qui refroidissait sa peau sous son gilet de cuir. Mais il n’y prit pas autrement garde, préoccupé qu’il était de savoir qui leur avait tendu ce piège.

Les coups de feu et le cliquetis des armes m’avaient fait revenir sur mes pas. Angoissé, je me demandais ce qui se passait sur la place de l’Incarnation. Je me remis à courir, mais bientôt la prudence retrouva le chemin de mon esprit. Celui qui perd la jugeote – c’était l’une des grandes maximes militaires que j’avais apprises du capitaine – finit par perdre la tête, souvent avec l’aide indésirable d’une bonne corde de chanvre. Je m’arrêtai donc, le cœur battant à tout rompre, me demandant ce qu’il fallait faire et si ma présence allait aider ou gêner mes amis. J’en étais là de mes réflexions quand j’entendis un bruit de course et ce cri qui vous donnait la chair de poule : « Rendez-vous à l’Inquisition ! » À cette époque, comme je vous l’ai déjà dit, il suffisait à faire dresser sur la tête les cheveux du plus coriace des fiers-à-bras. J’eus à peine le temps de sauter derrière le petit mur de pierre qui descendait la côte en une sorte de garde-fou. Sur ces entrefaites, j’entendis de nouveau des pas, des coups de feu, des cris, des lames qui s’entrechoquaient. Je n’eus plus le temps de m’inquiéter du sort du capitaine ni de celui de Don Francisco, car le mien commençait à me préoccuper sérieusement. Tout à coup, un corps me tomba dessus. J’allais prendre mes jambes à mon cou quand le nouveau venu poussa un gémissement pitoyable. Au clair de lune, je reconnus le cadet des deux frères de la Cruz, Don Luis, grièvement blessé alors qu’il fuyait le couvent. Je m’approchai de lui et il me regarda dans la pénombre avec des yeux épouvantés qui me parurent fébriles à la faible clarté qui tombait de la lune. Il toucha mon visage, comme font les aveugles pour reconnaître les gens, puis se pencha en avant, vaincu par ce que je crus d’abord être un évanouissement jusqu’à ce que, ayant posé les mains sur lui, je les retire couvertes de sang. Une balle d’arquebuse et plusieurs coups de lame avaient transpercé Don Luis de part en part. Quand il s’abandonna entre mes bras, je sentis l’odeur de la sueur fraîche et celle, douceâtre, du sang.

— Aide-moi, petit, l’entendis-je murmurer.

Il avait prononcé ces mots d’une voix si basse et si faible que c’est à peine si je pus le comprendre. Le souffle court, il semblait à bout de forces. Je voulus me remettre debout en le tirant par un bras, mais il était trop lourd et ses blessures l’empêchaient de m’aider. Je ne parvins qu’à lui arracher un long gémissement de douleur. Il n’avait plus d’épée. Sa dague était à sa ceinture et j’en touchai la poignée en essayant de le soulever.

— Aide-moi, répéta-t-il.

Moribond, il paraissait beaucoup plus jeune, presque de mon âge. Tout ce qui dans son apparence et sa prestance m’avait impressionné auparavant avait complètement disparu. Il était mon aîné et joli garçon, sans doute. Mais il avait le cuir passablement troué. De mon côté, j’étais indemne et son seul espoir. J’en conçus une singulière responsabilité. Réprimant ma tendance naturelle qui m’aurait porté à le laisser là pour filer sans demander mon reste, je me collai contre lui, le pris par les épaules et essayai de le porter sur mon dos. Mais il était très affaibli et glissait dans son propre sang. Désespéré, je voulus m’essuyer le visage mais ne réussis qu’à me barbouiller avec le liquide visqueux qui dégouttait sur moi. Don Luis était retombé contre le muret de pierre. Il ne se plaignait presque plus. J’essayai de trouver à tâtons les plaies par lesquelles son âme s’envolait pour les panser avec un mouchoir que je sortis de ma poche. Mais quand j’en trouvai une et que j’y mis les doigts, comme saint Thomas, je sus que tout était inutile et que ce jeune homme n’allait pas voir le soleil se lever.

Je me sentais étrangement lucide. C’est l’heure de t’en aller, Inigo, me dis-je. Les coups de feu et le vacarme avaient cessé sur la petite place, mais le silence était encore plus menaçant, si c’est possible. Je pensai au capitaine et à Don Francisco. À cette heure, ils pouvaient être morts, prisonniers ou en fuite. Aucune de ces trois possibilités n’était encourageante, même si ma confiance dans l’adresse du poète et dans le sang-froid de mon maître m’inclinait à penser qu’ils étaient sains et saufs, ou à l’abri dans quelque église voisine. Mais elles étaient bien rares à être ouvertes à une heure si tardive.

Je me relevai lentement. Replié sur lui-même, Luis de la Cruz ne se plaignait plus. Il mourait silencieusement et je n’entendais plus que sa respiration, toujours plus faible et saccadée, étouffée de temps en temps par un gargouillement sinistre. Il n’avait plus la force de demander de l’aide ni de m’appeler petit. Il se noyait dans son sang qui lentement se répandait en une large tache sombre qu’éclairait la lune.

Très loin, j’entendis un dernier coup de pistolet ou d’arquebuse, comme si on pourchassait quelqu’un. Et je voulus croire que quelqu’un l’avait tiré, impuissant, contre l’ombre fugace d’un capitaine Alatriste qui parvenait à se mettre en lieu sûr à la faveur de la nuit. Quant à mes jeunes os, il était grand temps que j’y songe. Je m’approchai donc du moribond, sortis de son ceinturon cette dague qui ne lui servirait plus de rien pour son ultime voyage et, l’arme au poing, je me relevai avec la ferme intention de ne pas traîner davantage dans le coin.

C’est alors que j’entendis la petite musique. Une espèce de tiruli-ta-ta que quelqu’un sifflotait derrière moi. J’en eus froid dans le dos et mes doigts poisseux du sang de Luis de la Cruz se crispèrent sur le pommeau de la dague. Je me retournai très lentement en brandissant la lame qui jeta un bref éclair devant mes yeux. Appuyée au bout du muret de pierre, je découvris une ombre qui m’était familière : une silhouette sombre drapée dans une cape, coiffée d’un chapeau noir à large bord. Quand je la reconnus, je sus que le piège était mortel et qu’il s’était refermé sur moi aussi.

— On se retrouve, mon garçon, dit l’ombre.

La voix cassée et rauque de Gualterio Malatesta résonnait dans le silence de la nuit comme une sentence de mort. Vous me demanderez sans doute pourquoi diable je suis resté planté là, au lieu de m’enfuir. La raison en est double : d’une part, l’apparition de l’Italien m’avait figé sur place ; de l’autre, mon ennemi me barrait la route qui m’aurait permis de fuir le lieu où se mourait le pauvre Luis de la Cruz. J’étais donc là, la dague au poing, tandis que Malatesta m’observait avec le calme de quelqu’un qui a devant lui l’éternité du temps.

— On se retrouve, répéta-t-il.

Il s’écarta du mur comme s’il lui en coûtait, à regret, et fit un pas dans ma direction. Un seul. Je vis que son épée n’était pas sortie de son fourreau. Je fis un geste avec la dague, sans la baisser, et la lame se mit à luire faiblement entre lui et moi.

— Donne-moi ça, dit-il.

Je serrais les mâchoires sans répondre pour qu’il ne puisse deviner combien j’avais peur. Par terre, sur le côté, le moribond poussa un dernier gémissement et je n’entendis plus ses râles. Comme s’il n’avait pas vu ma lame, Malatesta fit encore deux pas dans ma direction et se pencha un peu sur le corps allongé par terre.

— Moins de travail pour le bourreau.

Il le poussa du bout du pied. Puis il se tourna vers moi qui continuais à le menacer avec mon arme. Malgré l’obscurité, il paraissait surpris de voir encore la dague dans ma main.

— Donne-moi ça, mon garçon, murmura-t-il sans presque me prêter attention.

D’autres ombres apparaissaient autour de nous, des ombres d’hommes en armes. Et celles-là avaient leurs pistolets, leurs épées et leurs dagues au clair. La lumière d’une lanterne apparut au-dessus du mur et, au coin de la rue, puis descendit la côte. À la clarté qu’elle jetait, je pus voir l’ombre de l’Italien se découper sur Luis de la Cruz, immobile, recroquevillé par terre. S’il n’y avait pas eu ses yeux grands ouverts, on aurait dit qu’il dormait dans une immense flaque rouge.

La lanterne s’approchait, me plongeant dans l’ombre de Malatesta. Je le vis se découper à contre-jour sur les reflets métalliques que jetaient les armes des hommes qui arrivaient. J’avais toujours la dague au poing. Quand la lanterne s’arrêta, tout près, elle éclaira de côté, comme une lune sinistre, le visage maigre du spadassin, marqué par la petite vérole, couturé de cicatrices. Au-dessus de sa moustache taillée très fine, ses yeux aussi noirs que ses vêtements m’examinaient, amusés.

— Rends-toi à la Sainte Inquisition, mon garçon – dit-il, et la terrible formule sonnait comme une plaisanterie dans sa bouche, avec ce sourire qui était une menace.

J’étais trop terrorisé pour répondre ou faire un geste. La dague toujours brandie, j’étais figé en statue de pierre. Je suppose que je donnais le change en paraissant rempli d’une farouche détermination. Peut-être est-ce pour cette raison que je crus discerner une lueur de curiosité ou d’intérêt dans les yeux noirs de mon ennemi. Quelques instants plus tard, plusieurs des sbires qui nous cernaient firent mine de vouloir s’occuper de moi, mais Malatesta les arrêta d’un geste. Ensuite, très lentement, comme s’il me donnait le temps de réfléchir, il sortit son épée de son fourreau. Une épée énorme, interminable, avec de grands quillons et une large coquille. Il contempla la lame quelques instants d’un air pensif, puis la leva lentement jusqu’à ce qu’elle brille devant mes yeux. À côté d’elle, ma pauvre dague paraissait ridicule. Mais c’était ma dague. Je continuai donc à la tenir devant moi, même si mon bras commençait à peser du plomb, toujours sans dire un mot, regardant les yeux de l’Italien comme on se laisse fasciner par les yeux d’un serpent.

— Il est culotté, le petit.

Il y eut des rires parmi les ombres qui nous encerclaient derrière la lanterne. Malatesta allongea sa lame jusqu’à toucher la pointe de ma dague. Ce bruit métallique me fit froid dans le dos.

— Allez, donne, dit-il.

Quelqu’un rit encore et mon sang ne fit qu’un tour. Je donnai un coup violent pour écarter la lame de Malatesta et le tintement des deux aciers me parut être une sorte de défi. Soudain, sans savoir comment, je vis la pointe de son épée à deux pouces de mon visage, immobile, comme si elle se demandait s’il fallait ou non me transpercer. Je donnai un autre coup, mais la lame de Malatesta disparut aussitôt et mon mouvement se perdit dans le vide.

Il y eut encore des rires. Désemparé, je sentis une grande peine pour moi-même, une tristesse infinie qui me donna envie de pleurer, pas avec les yeux – j’étais trop fier pour laisser couler mes larmes – mais avec mon cœur et ma gorge. Et je compris qu’il y a des choses qu’aucun homme ne peut tolérer, même s’il y va de sa vie, ou justement parce qu’il y va plus que de sa vie. Rempli d’amertume, je me remémorai les montagnes et les champs verdoyants de mon enfance, la fumée qui sortait des cheminées dans l’air humide du matin, je me souvins des mains dures et calleuses de mon père, du frôlement de sa moustache de soldat ce jour où il m’embrassa pour la dernière fois alors que j’étais encore tout petit, avant d’aller rencontrer son destin sous les remparts de Julich. Je sentis la chaleur de la cheminée et j’entrevis ma mère penchée devant le feu, cousant ou faisant la cuisine, et le rire de mes petites sœurs qui jouaient à côté. J’eus une pensée désespérée pour la chaleur tiède de mon lit au petit matin, en plein hiver. Puis ce fut le ciel bleu comme les yeux d’Angélica d’Alquézar qui me manqua cruellement, alors que j’étais dans la nuit noire, éclairé par une lanterne, dans cette rue où j’allais finir mes jours d’une si triste manière. Mais personne ne choisit le moment de sa mort. Et le mien était certainement venu.

C’est donc l’heure de mourir, me dis-je. Avec toute la vigueur de mes treize ans, avec tout le désespoir de celui qui sait qu’il ne pourra plus jamais jouir des belles choses de la vie, je regardai fixement la pointe brillante de l’acier ennemi et je recommandai maladroitement mon âme à Dieu avec une courte prière que ma mère m’avait enseignée dans sa langue basque en même temps que j’apprenais à parler. Ensuite, sûr que mon père m’attendrait les bras ouverts et un sourire de fierté sur les lèvres, je serrai bien fort la poignée de ma dague, je fermai les yeux et je me lançai en avant, frappant à l’aveuglette contre l’épée de Gualterio Malatesta.

Je survécus. Par la suite, chaque fois que je voulus me souvenir de ce moment, je ne pus qu’éprouver une rapide succession de sensations confuses : le dernier éclair de l’épée sous mes yeux, la fatigue de mon bras qui frappait à gauche et à droite, cet élan qui me poussait en avant sans rien rencontrer devant moi, ni lame, ni douleur, ni résistance. Et subitement le contact d’un corps solide et dur, des vêtements, et une main forte qui me retenait ou plutôt qui semblait me prendre par les épaules comme si son propriétaire craignait que je ne me fisse du mal. Mon bras tentait de se dégager pour poignarder tandis que je me débattais en silence. Et pendant ce temps, une voix murmurait avec un vague accent italien « du calme, mon garçon, du calme ! » presque avec tendresse, comme si j’allais me blesser avec ma dague. Ensuite, alors que je me démenais toujours, le nez dans ces vêtements noirs qui sentaient un peu la sueur, le cuir et le métal, la main qui paraissait vouloir me prendre par les épaules ou me protéger me tordit le bras lentement, sans brutalité excessive, jusqu’à ce que je sois obligé de lâcher mon arme. Alors, sur le point de pleurer comme j’aurais tant voulu pouvoir le faire, je me saisis de ce bras avec force, avec rage, pareil à un chien de chasse prêt à se faire tuer sur place. Et je ne lâchai point jusqu’à ce que cette même main se referme et m’assène un coup derrière l’oreille qui me fit voir trente-six chandelles et me plongea dans un sommeil aussi soudain que brutal. Un vide noir, profond, où je tombai sans crier ni me plaindre. Prêt à retrouver Dieu, comme un bon soldat.

Ensuite, je rêvai que je n’étais pas mort. Et, terrorisé, j’eus la certitude que j’allais me réveiller.